dimanche 17 février 2013

Déviance, criminalité, punition en société anarchiste !

infographie in Le Progrès du 17/02/2013
Le problème de la "déviance", de la "criminalité" dans une société libertaire, ainsi que les moyens d'y faire face pour nous anarchistes a une valeur centrale.

Les statistiques qui viennent de sortir sur Villeurbanne - cf infographie ci-dessus - nous rappellent en effet à la réalité. Comment y ferions-nous face ? 


Il s'agit en effet à travers cette question non seulement de répondre à un certain nombre d'objections que l'on peut qualifier de "vulgaires", mais aussi d'une manière plus générale de montrer la viabilité du projet anarchiste tout entier.
Certes nous sommes conscients que si, même une société anarchiste ne saurait se passer d'une certaine forme de contrôle social, elle ne pourrait pas pour autant tolérer en son sein des institutions ou des organismes de contrainte à caractère juridique ou non, sans se nier elle-même.
Contrairement aux autoritaires, nous considérons l'exercice de la plus grande liberté individuelle possible non seulement comme étant compatible avec les impératifs ou les exigences de la vie en société, mais encore comme étant une chose souhaitable et imprescriptible. Il serait cependant erroné de notre part de nous en tenir à ce constat.
Puisque toute société a ses déviants, et celle anarchiste ne saurait donc échapper à la règle, et que la protection des membres d'une collectivité humaine si ce n'est pas un devoir c'est au moins un droit, comment des individus ou des groupes se détendront des atteintes et des abus qui pourraient s'exercer contre eux ?
Faut-il quand même préconiser en toutes circonstances toute la liberté, toujours rien d'autre que la liberté, même pour ses ennemis ? Même pour ceux du prolétariat ou du genre humain ? Liberté pour tous ceux qui commettent des actes "antisociaux", pour les "monstres" aussi ?
Faut-il le laisser faire ou bien existera-t-il des sanctions ou des punitions ?
Et si oui, de quelle nature et pour quels motifs ?
Voilà des questions auxquelles on est tenu de répondre et pour lesquelles on ne peut pas se borner à rester dans le vague ou à s'en sortir avec des formules propagandistes à caractère général.
Plus que jamais nous pensons avec Fabri, Malatesta, Berneri (pour ne citer que ceux-là) que les problèmes de la construction d'une société libertaire doivent être affrontés de face, sans faux-fuyants, en s'efforçant de proposer dans la mesure du possible des solutions concrètes même si limitées, plutôt que de s'en remettre aux lendemains brumeux de la révolution sociale. Ainsi, tout travail qui s'efforce si peu soit-il d'apporter des matériaux nouveaux d'analyse ou des précisions dans ce but ne peut-être que le bienvenu.
Cependant, nous pensons aussi que dans cet exercice périlleux de réactualisation et d'approfondissement de la pensée libertaire, il faut garder l'esprit lucide.
Ainsi, en ce qui concerne la question de "la criminalité" (mais ce discours a à nos yeux une portée plus générale) il serait très dangereux de notre part, si par "excès de réalisme", "pour sortir de l'utopie"; que l'on finisse par proposer comme moyen pour "assurer la sécurité" des solutions qui en dernière analyse ne rompent pas fondamentalement avec les systèmes actuels de contrainte sociale.

La criminalité, un problème social

Le discours des anarchistes par rapport à la déviance peut être considéré comme étant à la fois riche en perspectives nouvelles de convivialité qu'il laisse entrevoir, mais relativement "pauvre" par rapport aux solutions pratiques qu'il fournit.
Traditionnellement, il faut reconnaître que celle-ci est une question qui a toujours soulevé dans nos rangs de délicats problèmes d'interprétation. Il serait sans doute possible, comme l'a fait, Marconi, un auteur italien, dans un livre paru il y a quelques années (1), de faire remarquer un certain nombre d'ambiguïtés et même parfois de constater l'existence de divergences à ce propos parmi les compagnons.
Schématiquement, on peut dire que les auteurs libertaires se sont toujours essentiellement efforcés de montrer d'un côté le caractère social, de la criminalité et de l'autre l'aspect inefficace, nuisible et contraignant de tout système coercitif à caractère pénal ou juridique. Aujourd'hui l'existence de mécanismes de répression ne fait que codifier-organiser la vengeance de la collectivité, mais elle est incapable de par sa nature, quelque soit d'ailleurs l'ampleur du châtiment infligé, de prévenir le crime ou de le supprimer. La punition que la société inflige aux déviants non seulement n'éduque personne, mais au contraire se révèle socialement nuisible.
Pour nous anarchistes, il ne saurait y avoir de meilleur remède contre la "criminalité" que de s'attaquer aux causes qui l'ont engendrée.
Le crime, ayant une origine sociale, une fois réformée la société et supprimée les causes intrinsèques de violence et de désordre, en tant que reflet de l'état des choses actuelles, est destiné à disparaître aussi.
N'existant plus dans une société libertaire, ni l'exploitation ni l'Etat, la plupart des motifs générateurs de crimes viennent à dépérir de lui-même. Par contre, il se créerait à la place, une société qui saurait trouver et développer des sentiments d'entraide et de coopération réciproques rendant ainsi superflu, par la pratique de la solidarité, toutes for. mes de contraintes institutionnelles.

Le traitement de la déviance

L'optimisme positiviste de cette approche s'accompagne dans les faits de la sous-estimation de la défense de la communauté libertaire tout court.
Ainsi, nous pensons que le problème de la déviance et des sanctions éventuelles que pourrait encourir des individus ou des groupes ayant commis des actes répréhensibles pour la communauté entière, ne sauraient être escamoté ou niées, et doivent être affrontées en tant que telles.
Cela dit, pour nous, le "traitement" du transgresseur et des moyens à mettre en oeuvre ne saurait se poser dans les mêmes termes que pour des autoritaires. Elle ne doit être abordée ni sous un angle juridique ni moral, mais tout au plus en terme de défense du corps social. Il ne s'agirait ni de punir ni de venger la société, mais seulement de faire en sorte que cessent les atteintes portées contre elle; c'est-à-dire en dernière analyse, du maintien des conditions permettant l'existence de la société libertaire.
Globalement on peut dire que la majorité des camarades qui se sont penchés sur la question ont mis l'accent surtout jusqu'à maintenant, sur des modalités de traitement de la déviance ou du déviant à partir de ce que l'on pourrait appeler des mécanismes de contrôle informel. Mécanismes visant à remplacer la peine ou le jugement par une sorte de pression morale exercée par tous les membres de la communauté. En bref, une gestion collective du contrôle de la transgression qui permet sa réabsorption ou sa prévention sans faire recours à aucune forme de coercition.
Cependant, s'en remettre dans ce domaine à tous et à personne, ou "à l'esprit d'initiative" des masses, n'est sans doute pas une solution tout à fait satisfaisante et qui se montrerait soit impraticable, soit passablement ambiguë puisqu'il faudra "prendre des mesures", qui s'en chargera, et à partir de quels critères ?
Certes des solutions concrètes peuvent et doivent déjà être élaborées mais pas n'importe lesquelles

Des limites du néo-réalisme anarchiste

A cet égard, encore plus dangereux pour nous anarchistes serait, par soucis de coller à la réalité des choses, effrayés nous-mêmes par l'idée d'un déchaînement d'une " liberté sauvage ", de reprendre à notre compte, ou de rentrer dans une logique qui poursuivent d'une manière ou d'une autre les formes répressives du vieux monde.
Dans ce domaine, comme d'ailleurs dans tout autre, le danger majeur auquel nous, anarchistes, sommes exposés, ce n'est pas d'en faire trop, mais de ne pas en faire assez ! ... de reculer devant l'ampleur de la tâche, et de ne pas oser opérer le moment venu des réformes vraiment radicales qui se situent résolument au-delà d'une logique autoritaire quelconque.
Il s'agit en effet non seulement de supprimer les institutions juridiques actuelles (police, prison, magistrature, asile) mais plus encore de faire en sorte qu'ils ne se reconstruisent pas sous une forme à peine déguisée.
La sécurité est sans doute un désir légitime et un besoin primordial. Est-il nécessaire de faire remarquer que si nous sommes anarchistes c'est justement parce que la société telle qu'elle est à l'heure actuelle n'assure pas la sécurité de ses membres ? En aucun cas cependant nous ne pourrions nous faire les promoteurs, sous un prétexte quelconque, dans une société libertaire, du maintien ou de la constitution d'organismes spécialisés et stables auxquels seraient dévolus par la collectivité le rôle d'établir ou de rétablir l'ordre. De la même manière, il ne, saurait être question de maintenir des formes de fichage, même si limitées, même si temporelles.
A plus forte raison, une société anarchiste ne saurait tolérer l'existence de mesures ouvertement répressives à l'encontre d'individus dangereux ou jugés "irrécupérables", pouvant aller jusqu'à l'exclusion ou à la "ségrégation" du déviant. Un tel choix de traitement du "criminel", typique d'une société totalitaire, ne saurait même pas se concevoir pour nous, quelque soit l'ampleur du crime.
Pourquoi, en effet, une société libertaire, ayant fait table rase du passé, ne choisirait pas des modalités d'intégration de la déviance libertaire aussi. Proposer, par exemple, des "lieux de vie clos" pour remplacer la prison ou l'asile, serait, dans la bouche d'un anarchiste, un non-sens pernicieux.
Sans compter des images de lieux de vie clos (pour ceux qui ne peuvent pas être lâchés dans la nature) trop proches de nous pour qu'on s'attarde là-dessus, dans Le meilleur des mondes Huxley, il nous est donné une description assez convaincante de ce que pourrait être ces lieux de vie, où des gens "inassimilables" sont libres de faire ce qu'ils veulent, mais "au-delà de barrières sévèrement contrôlées".
On le sait, le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions. Mais, nous autres anarchistes, nous croyons justement avoir trouvé la clef des erreurs passées, présentes, et... futures, dans lesquelles ont encouru les réformateurs sociaux: ne pas avoir assez cru dans la liberté.
Et si contrôle social doit bien y avoir, celui-ci ne pourrait être que ponctuel, au coup le coup, selon les circonstances et les nécessités du moment, mais qui ne fasse appel à aucun mécanisme de ségrégation ou d'enfermement, même s'il prend l'allure d'un traitement "en douceur" ou de rééducation du déviant.
En effet, toute idée de "thérapie sociale", si généralisée présenterait, il nous semble, des risques très forts de manipulation de l'individu et ne pourrait donc être prise en compte en tant que telle. En plus, qu'on se le dise, il n'y a pas de véritable différence qualitative entre une thérapie fondée sur la peine et une à caractère socio-moral.
Il est évident cependant qu'une telle approche est loin d'épuiser la question. Puisque de toute façon, on ne réalisera pas la société anarchiste du jour au lendemain, l'idée de ce que l'on appelle "criminalité" doit disparaître avec les conditions bourgeoises qui l'ont engendrée, .et que donc, la société future ne devrait pas prévoir des modalités de défense contre les atteintes internes ou externes portées contre elle, est une chose dangereuse pour la survie de la révolution.

Qui est fou ?

En tout état de cause, nous pensons qu'un discours sur la déviance en société anarchiste ne pourrait se passer de l'analyse elle-même du concept de déviant; et avant de commencer par envisager les mesures appropriées à prendre, se demander à qui et pourquoi elles seront appliquées. En effet, qu'est-ce un déviant, un criminel dans une société sans classes ni Etats ? Déviant et criminel par rapport à quoi ?
Il ne faut pas oublier à cet égard qu'un acte ou un comportement est "déviant" dans la mesure qu'il porte atteinte à des valeurs communes. Les anarchistes devraient-ils sanctionner celui qui refuse le système de valeur libertaire, ou qui garde un souvenir trop vif de l'ancien régime ? Bien sûr que non !
Au fait, en parlant de besoin de sécurité, d'autodéfense du corps social et des moyens d'y pourvoir, les compagnons ne visent que les actes dits antisociaux. Parmi les "actes déviants" sont seuls jugés répréhensibles, ceux qui s'attaquent directement aux conditions mêmes de la vie sociale.
Faut-il cependant souligner comment il est difficile de donner une définition de ce qu'est une action antisociale et des dangers que de telles généralisations peuvent faire courir à la liberté individuelle tout court ?
Il existe bien entendu une sorte de seuil, de niveau minimal, d'atteinte portée- aux autres membres d'une collectivité (comme l'assassinat ou le viol, actes antisociaux par définition) au-delà duquel les intérêt de celle-ci sont en jeu et qui donc nécessite une réponse "appropriée" de sa part. Mais ce seuil de violence primaire, lui-même, et l'histoire est là pour nous l'enseigner, peut-être plus ou moins extensible. Malheureusement, il n'y a pas d'actes anti-sociaux en soi, et croire pouvoir circonscrire les comportements déviants (et la juste riposte de la société) au simple exercice direct et injustifié de la violence sur des êtres vivants ou sur des biens collectifs, n'est pas forcément un critère opérationnel.
Le problème de la sécurité en. société anarchiste n'est pas seulement de savoir comment se prémunir des fous, des sadiques déchaînés, des monstres. D'abord ils sont rares, et il ne mordent pas toujours !
En tout cas, leur traitement ne nécessiterait pas l'existence de corps spécialisés.
N'oublions pas non plus que chaque société a les monstres qu'elle mérite... alors ?
Aborder la question sous cet angle-là nous parait de toute façon une manière bien "réductive" de voir les choses. Le problème de la sécurité ne peut pas, en effet, être dissocié de celui de l'effort de construction de la société libertaire elle-même. Problème dynamique, se modifiant dans le temps, exigeant des réponses différentes selon les lieux, et qui mériterait à cet égard tout un développement particulier. Mais pour rester dans les limites de notre sujet, soulignons comment le vice caché de tous ceux qui raisonnent en ces termes est que tous partent de l'hypothèse ou donnent pour acquise l'existence d'une société libertaire "parfaite", harmonique dans le tout comme dans ses parties, une société en tout cas où toute forme, de conflits ou de déviance n'aurait plus de raisons "objectives" d'exister.
Par-là, on n'envisage les déviants, tous ceux qui commettent des actes anti-sociaux comme étant forcément des "déséquilibrés" auxquels il faut faire comprendre les raisons pour lesquelles ils se sont mis en contradiction avec eux-mêmes et leur environnement.
Le déviant de ce point de vue est forcément une anomalie et, il est donc "juste" et nécessaire que la société le traite en tant que tel.
Or raisonner à partir de telles abstractions n'a pas, pour nous, beaucoup de sens et ne peut que nous conduire dans la double impasse de "l'exclusion" ou du traitement du déviant dont nous avons montré les limites.

Le pari de la liberté

Toute société a ses déviants, ses luttes, ses violences et répétons-le, la société anarchiste aura aussi son lot à elle. Et nous pensons qu'il serait inutile et dangereux de courir derrière, ou de viser dans l'abstrait, la réalisation d'une société parfaite, "sans crime", dans la mesure où toutes les actions préventives ou coercitives, qu'on envisagerait, ne pourraient par définition résoudre quoi que ce soit.
La déviance n'est pas un simple résidu des contradictions actuelles, un "déchet" qu'il serait possible de réabsorber petit à petit. Convaincus avec Proudhon que le conflit, l'antagonisme, bref "le mal" ne sont pas forcément destinés à disparaître, la déviance ne peut pas, et ne doit pas être, considérée comme quelque chose allant à l'encontre de rapports sociaux libertaires et égalitaires.
Au contraire, nous pensons même que dans une certaine mesure une société anarchiste peut-être envisagée comme une société de "déviants"; c'est-à-dire qui s'appuie non pas sur l'adhésion passive de ses membres à un corpus de normes dites libertaires, mais qui fait de la transgression, de la valorisation de la diversité, à la fois le moteur et le ressort essentiel de toute la dynamique sociale libertaire. Une société qui au lieu d'exclure ou de marginaliser celui qui est en-dehors des normes, vit avec. Mieux encore, on pourrait dire qu'elle est fondée sur un état de déviance généralisée. De ce point de vue, nous pensons que l'on puisse parler de normalité de la transgression en société anarchiste et non pas d'anomalie.
Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu'il n'y aurait de garantie d'aucune sorte et que chacun serait à la merci de l'autre. Mais le droit d'autodéfense de la société, la réaction légitime du corps social, ne pourrait se concevoir que si circonscrite, si possible, aux seuls domaines où il y aurait eu manquement à des engagements librement contractés.
Débarrassées de leur approche abstraite, ne devraient concerner à la limite que des questions pour lesquelles des individus ont contracté des engagement directs.
Il s'agirait de préconiser une sorte de modus vivendi sur des bases contractuelles et fédératives qui fixeraient ou délimiteraient les droits et devoirs de chacun. Pacte ou contrat desquels seraient exclus tout jugement moral et autour desquels il serait possible de réaliser un embryon de droit contractuel substituant le principe de la punition par celui de la restitution réparation des dommages provoqués.
De toute façon la seule force autorégulatrice de la société ne saurait être que la liberté elle-même.

Nous autres, anarchistes, prenons le risque de la liberté.

texte du groupe anarchiste Paris XVème in ledrapeaunoir.org

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