En fait, même si elles sont très marginales, il est possible de repérer deux traditions très différentes dans le destin posthume de Bernard Lazare : " L'une est la tradition péguyste ; l'autre l'utilise sans vergogne pour cautionner, d'une autorité juive et dreyfusarde... l'antisémitisme classique ". La postérité de Bernard Lazare a sans doute souffert de la seconde. Elle en a certainement d'autant plus pâti, qu'en dehors du souvenir péguyste nulle autre tradition ne vint, jusqu'à aujourd'hui, souligner le caractère honteux de cette sinistre escroquerie, réactivée, au seuil des années quatre-vingt, par une nouvelle tentative de captation d'héritage venant des milieux négationnistes.
La première a eu, au moins, le mérite que Bernard Lazare ne soit pas tout à fait oublié, même si certains ont pu considérer, un peu vite, que le plus grand mérite de Bernard Lazare avait été seulement d'inspirer le superbe portrait qu'en donna Péguy dans Notre jeunesse. Pourtant, Daniel Halévy donnait une des explications les plus probables pour comprendre cet oubli, quand il qualifiait Lazare d'" homme dangereux".
Qui était donc ce Lazare Marcus Manassé Bernard, né le 14 juin 1865 à Nîmes, dans une famille aisée de la petite bourgeoisie juive provençale ? Comment le définir, le classer, l'étiqueter d'une manière simple et commode, alors que son itinéraire semble être fait de changements, de ruptures ? Qui faut-il privilégier entre le journaliste et l'écrivain, le symboliste et l'anarchiste, l'antisémite et le sioniste, l'agnostique et " l'athée ruisselant de la parole de Dieu " cher à Péguy ? Plutôt que de privilégier tel terme au détriment de tel autre, il faut tenter de dégager ce qui pourrait être un nouveau rapport à son œuvre et à ce qu'elle peut nous dire, ici et maintenant.
Pour beaucoup de commentateurs, Bernard Lazare aurait été un jeune homme venu à Paris, de son Midi natal, pour réussir dans les lettres. La rapidité de son intégration dans les milieux symbolistes et sa collaboration à de nombreux journaux et revues accréditeraient cette idée répandue à un point tel chez ses contemporains que Péguy s'y arrêtera longuement dans Notre jeunesse, pour en montrer le caractère mesquin et dérisoire. Singulier arriviste celui qui, dès le début, fustigea les réputations les mieux établies et ne transigea jamais avec l'expression de ses convictions ! Parlant des diverses tentations intellectuelles de la jeunesse du début des années 1890 et de l'hostilité des parvenus du moment à ses expérimentations, il devait en tirer un bilan juste et contrasté, en forme d'autoportrait :
" Pourtant un même esprit dirige cette jeunesse ; loin de s'opposer, ses manifestations se complètent ; quelques étrangères qu'elles paraissent les unes aux autres, elles procèdent d'une même impulsion, elles s'affirment en face du même ennemi. La troisième République, après un règne de vingt ans sans grandeur et sans gloire, a laissé les cœurs vides, les esprits inquiets ; elle a achevé l'œuvre qu'avaient commencée le gouvernement de Juillet et le second Empire. Aujourd'hui, ceux qui demandent à la vie une grandeur et une beauté n'ont pas l'espoir de rencontrer l'une ou l'autre dans le présent ; ils ne peuvent manifester leur activité qu'en combattant le régime qu'ils subissent. Un mot suffit à expliquer toutes les tentatives de la jeunesse. Son symbolisme, son mysticisme, son anarchisme, sont le produit d'une réaction idéaliste, contre la religion de l'intérêt, le culte imbécile du moi. Cet idéalisme ne réagit pas d'une façon uniforme sur tous les esprits ; le seul désir commun qu'il leur a donné est le désir de l'indépendance, de la liberté intellectuelle et morale. Chez les religieux, l'idéalisme est transcendantal, il a conduit aux rêves théurgiques, à la magie, à je ne sais quel retour à la cabale ; chez ceux qui sont uniquement des artistes, l'idéalisme a motivé la rébellion contre les règles, contre les écoles qui procédaient de la sensation et ne vivaient que des images : il les a menées au symbolisme, au décadentisme, à l'instrumentisme aussi. De ceux qui se plaisaient à la sociologie et à l'histoire, l'idéalisme a fait des révoltés, des théoriciens libertaires, des sociologues, des anarchistes même : il les a détournées du monde contemporain et les a rejetés dans le monde à venir."
" Pourtant un même esprit dirige cette jeunesse ; loin de s'opposer, ses manifestations se complètent ; quelques étrangères qu'elles paraissent les unes aux autres, elles procèdent d'une même impulsion, elles s'affirment en face du même ennemi. La troisième République, après un règne de vingt ans sans grandeur et sans gloire, a laissé les cœurs vides, les esprits inquiets ; elle a achevé l'œuvre qu'avaient commencée le gouvernement de Juillet et le second Empire. Aujourd'hui, ceux qui demandent à la vie une grandeur et une beauté n'ont pas l'espoir de rencontrer l'une ou l'autre dans le présent ; ils ne peuvent manifester leur activité qu'en combattant le régime qu'ils subissent. Un mot suffit à expliquer toutes les tentatives de la jeunesse. Son symbolisme, son mysticisme, son anarchisme, sont le produit d'une réaction idéaliste, contre la religion de l'intérêt, le culte imbécile du moi. Cet idéalisme ne réagit pas d'une façon uniforme sur tous les esprits ; le seul désir commun qu'il leur a donné est le désir de l'indépendance, de la liberté intellectuelle et morale. Chez les religieux, l'idéalisme est transcendantal, il a conduit aux rêves théurgiques, à la magie, à je ne sais quel retour à la cabale ; chez ceux qui sont uniquement des artistes, l'idéalisme a motivé la rébellion contre les règles, contre les écoles qui procédaient de la sensation et ne vivaient que des images : il les a menées au symbolisme, au décadentisme, à l'instrumentisme aussi. De ceux qui se plaisaient à la sociologie et à l'histoire, l'idéalisme a fait des révoltés, des théoriciens libertaires, des sociologues, des anarchistes même : il les a détournées du monde contemporain et les a rejetés dans le monde à venir."
Qu'en est-il pour Bernard Lazare ? Dans un entretien pour l'enquête d'Augustin Hamon sur la Psychologie de l'anarchiste-socialiste (Stock, 1895), où Bernard Lazare figurait parmi les personnalités libertaires du moment, il déclarait :
" J'ai vécu, j'ai vu autour de moi souffrir des misérables ; j'ai connu la lutte atroce du capital et du prolétariat, j'ai touché du doigt les milles injustices sociales (...) Pendant quelque temps j'ai cru que les panacées du socialisme suffiraient (...) Bientôt la façon dont elles étaient présentées par les marchands d'orviétan qui les vendent, m'en dégoûta, et d'ailleurs j'en compris la vanité (...) Jusqu'à présent les révolutions n'ont été faites que pour changer le mode de gouvernement (...) Les socialistes ne feraient ni plus ni moins ; ils créeraient un État nouveau, une contrainte, une puissance (...) Ce sont ces convictions lentement et abstraitement élaborées qui m'ont rendu anarchistes."
" J'ai vécu, j'ai vu autour de moi souffrir des misérables ; j'ai connu la lutte atroce du capital et du prolétariat, j'ai touché du doigt les milles injustices sociales (...) Pendant quelque temps j'ai cru que les panacées du socialisme suffiraient (...) Bientôt la façon dont elles étaient présentées par les marchands d'orviétan qui les vendent, m'en dégoûta, et d'ailleurs j'en compris la vanité (...) Jusqu'à présent les révolutions n'ont été faites que pour changer le mode de gouvernement (...) Les socialistes ne feraient ni plus ni moins ; ils créeraient un État nouveau, une contrainte, une puissance (...) Ce sont ces convictions lentement et abstraitement élaborées qui m'ont rendu anarchistes."
S'il n'est donc pas possible d'ignorer purement et simplement l'engagement anarchiste de Bernard Lazare, il est souvent présenté seulement comme un " sympathisant libertaire ". Il aurait été un compagnon de route passager des anarchistes, comme un certain nombre de littérateurs du moment, avant de s'éloigner de ce mouvement, suite à son engagement en faveur de Dreyfus et à son adhésion au sionisme. Cette présentation, étant la plus largement partagée, il convient d'en examiner successivement les différents termes, à commencer par la question des littérateurs symbolistes.
Lesdits littérateurs, après des éloges tonitruants de Ravachol et de la " propagande par le fait ", surent, pour la plupart, trouver les moyens d'une réussite sociale plus conventionnelle, finissant pour certains à l'Académie, j'en demande pardon à M. Bredin. Il est important de noter que Bernard Lazare, sans ménager sa solidarité avec les militants en butte à la répression, ne partagea pas cet enthousiasme pour une violence aveugle et soi-disant rédemptrice. Il s'exprima indirectement, après coup, sur le personnage favori des littérateurs anarchistes en écrivant dansLes Porteurs de torches :
" Mon ami si, en supprimant ce gros homme, ton pauvre diable eût supprimé l'usure et par conséquent la société qui l'engendre, tu me verrais inconsolable d'avoir entravé son action, mais la disparition de cet individu n'aurait pas changé l'ordre des choses et c'est un fort vilain tableau que de voir étrangler quelqu'un ."
" Mon ami si, en supprimant ce gros homme, ton pauvre diable eût supprimé l'usure et par conséquent la société qui l'engendre, tu me verrais inconsolable d'avoir entravé son action, mais la disparition de cet individu n'aurait pas changé l'ordre des choses et c'est un fort vilain tableau que de voir étrangler quelqu'un ."
Pour un simple sympathisant anarchiste, l'engagement de Bernard Lazare, à partir de 1890, fut, à tout le moins, extrêmement conséquent puisqu'il est possible de noter sa collaboration aux principaux périodiques libertaires du moment comme Le Courrier social illustré, L'En-dehors, L'Harmonie (Marseille), La Manifestation du 1er Mai, L'Œuvre sociale, la Revue anarchiste, La Révolte puis Les Temps nouveauxreproduisirent plusieurs articles de Bernard Lazare et de nombreux extraits de son livre, Les Porteurs de torches.
De plus, Bernard Lazare fonda deux périodiques de sensibilité libertaire, L'Action sociale et les Lettres prolétariennes, tandis qu'il publiait dans la grande presse des articles politiques dont la tonalité ne faisait pas mystère de ses convictions. Par exemple, la série d'articles qu'il consacra au Congrès socialiste international de Londres dans Le Paris, du 22 juillet au 5 août 1896, qui vit l'exclusion officielle des courants libertaires par les socialistes. Il écrivait : "Ainsi, ne sont socialistes que ceux qui rêvent le futur paradis où tous les offices gouvernementaux seront occupés par M. Rouanet et ses amis, qui n'appartiennent que de très loin au prolétariat (...) sont socialistes seulement ceux qui poursuivent la conquête du pouvoir par la petite bourgeoisie" ( 22 juillet 1896).
Parmi les revues littéraires, il collabora à plusieurs des revues de l'avant-garde politico-littéraire comme la Revue blanche et imprima auxEntretiens politiques et littéraires une nette évolution vers l'anarchisme politique et social, ainsi qu'en témoigne, par exemple, son compte-rendu de La conquête du pain de Pierre Kropotkine (n° 25, avril 1892). Singulier et impressionnant bilan pour un simple sympathisant !
A partir de 1895 les authentiques militants libertaires commencèrent, comme Fernand Pelloutier, à investir les syndicats pour participer aux luttes quotidiennes des travailleurs, entamant le processus qui mènerait le mouvement ouvrier français du début du siècle à se reconnaître dans le syndicalisme révolutionnaire des Bourses du Travail et de la Charte d'Amiens. Dans cette nouvelle donne de la militance libertaire, on récoltait " plus de coups que de lauriers" , et, logiquement, le flirt des anarchistes et des littérateurs ne tarda pas à prendre fin, ces derniers se reconvertissant, toute honte bue, dans la glorification de valeurs nettement plus conventionnelles.
Au contraire, en février 1896, Bernard Lazare lança L'Action sociale, avec la collaboration de Fernand Pelloutier, et, la même année, il écrivait dans Le Paris (12 mai 1896) que le rôle des " socialistes révolutionnaires " était " d'organiser le prolétariat, de l'éduquer intellectuellement et moralement, de lui apprendre à conquérir de nouvelles libertés ". Ce qui s'inscrivait dans une perspective très proche du célèbre article de Pelloutier sur " L'anarchisme et les syndicats ouvriers " (Les Temps nouveaux, 2 novembre 1895). Comme ce dernier l'écrira, quatre ans après, " notre situation dans le monde socialiste est celle-ci : proscrits du "Parti" parce que, non moins révolutionnaire que Vaillant et que Guesde, aussi résolument partisans de la suppression de la propriété individuelle, nous sommes en outre ce qu'ils ne sont pas : des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c'est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même" . Il n'est pas interdit de penser que ces quelques lignes, toutes proportions gardées, définissaient assez bien la propre situation de Bernard Lazare dans le mouvement social de cette fin de siècle.
A propos de l'engagement initial de Bernard Lazare en faveur de Dreyfus, il faut souligner qu'il fut contacté par Mathieu Dreyfus en raison de ses convictions libertaires, notamment pour sa courageuse défense des anarchistes emprisonnés, à la suite de l'adoption des " lois scélérates ". Dans toute sa conduite pendant l'Affaire, ses réactions comme ses méthodes de combat lui sont dictées par son expérience des procès politiques contre les anarchistes. Contrairement aux autres dreyfusards de la première heure, Mathieu Dreyfus, Demange ou Scheurer-Kestner, Lazare ne pouvait se contenter d'une action modérée, en coulisses, absolument indépendante d'une remise en cause des structures sociales qui pouvaient rendre possibles de telles iniquités.
Par rapport à l'engagement d'une partie notable du mouvement anarchiste dans la campagne pour Dreyfus, il faut noter, à la suite de Nelly Wilson, sur ce point en désaccord avec l'Histoire du mouvement anarchiste en France de Jean Maitron, qu' " il est raisonnable de supposer que Bernard Lazare y a été pour quelque chose, ne serait-ce que parce que la lutte contre l'antisémitisme assuma une assez grande importance dans la campagne anarchiste ". Et Nelly Wilson de citer le témoignage de Jacques Prolo, militant anarchiste et ardent dreyfusard : " D'une aménité parfaite, fort goûté des libertaires (...) Bernard Lazare, véritable instigateur du mouvement, avait gagné les anarchistes à la défense de Dreyfus, et, à son exemple, ils lui restèrent fidèles jusqu'à sa libération ".
Dans un de ses derniers articles des Cahiers de la Quinzaine (3e série, n° 2, août 1902), Bernard Lazare fut un des rares dreyfusards à s'opposer aux lois sur l'interdiction des Congrégations des dirigeants radicaux et anticléricaux, non pas en rupture avec ses engagements initiaux mais, comme il l'écrivait lui-même en préambule de son article : " J'ai uniquement appliqué à l'étude des affaires présentes les principes et les règles qui nous ont guidés dans l'Affaire Dreyfus ". Et plus loin, il précisait : " Nous ne venons pas défendre l'Église, au contraire nous venons la combattre puisque, encore une fois, nous parlons pour la justice et pour la liberté. Mais c'est pour cela qu'il nous est impossible d'approuver, comme on nous y invite, les mesures actuelles (...) Notre conception de la liberté ne doit pas admettre de privilèges ". Léon Chouraqui a donc parfaitement raison de considérer " La consultation sur les Congrégations " comme " une pure expression de l'anarchisme de Bernard Lazare ".
S'il est bien un point où les idées de Bernard Lazare allaient changer en profondeur, c'est, bien sûr, à propos de l'antisémitisme. Mais, " rien n'est modifié de ses convictions profondes quant à la vérité de l'anarchisme comme solution de tous les problèmes politiques et sociaux, mais, dans le cadre de cet anarchisme inchangé, le problème juif va prendre un relief extraordinaire, bouleversant l'homme jusqu'aux racines ".
S'il ne peut être question dans le cadre de cette brève présentation d'analyser les différentes prises de position de Bernard Lazare sur l'antisémitisme et la question juive, il importe de souligner par rapport à notre propos que, même après le déclenchement de l'affaire Dreyfus et l'engagement sioniste de Lazare, il n'en continuait pas moins de réaffirmer son attachement aux idées libertaires. Ainsi, dans sa conférence sur " Le nationalisme juif " donnée le 6 mai 1897 à l'Association des étudiants israélites russes, il déclarait : " Je crois qu'un jour l'humanité sera une confédération de groupements libres, et non organisés suivant le système capitaliste...". Et après avoir déclaré que "les idées socialistes (...) ont été, sont et resteront mes idées", il tentait de concilier ses conceptions sociales avec le droit à l'affirmation nationale du peuple juif.
Signalant la mort de Bernard Lazare, survenu le 3 septembre 1903, en première page de l'hebdomadaire Les Temps nouveaux (5-11 septembre 1903), Jean Grave soulignait que, d'abord solidaire des anarchistes, il avait eu ensuite " une espèce de recul vers le socialisme parlementaire ". Le théoricien du mouvement anarchiste, particulièrement sourcilleux sur l'indépendance théorique et pratique du mouvement, faisait probablement allusion à un différend qui l'avait opposé à Bernard Lazare, à propos de la participation éventuelle des anarchistes aux élections (Les Temps nouveaux, 17-23 avril 1897). L'Affaire avait démontré à Bernard Lazare le danger que représentait les forces réactionnaires et, pendant cette période, " il exhorta les anarchistes (...) à resserrer les rangs avec les libéraux et les forces de gauche ". Au niveau international, l'attitude de Bernard Lazare n'est pas sans rappeler celle de l'italien Saverio Merlino qui, également en 1897, polémiqua avec Errico Malatesta sur l'opportunité d'une participation des anarchistes aux élections pour faire face, avec les autres forces de gauche, à la progression des courants réactionnaires qui menaçaient les libertés fondamentales. Cette entorse à l'intangibilité de la doctrine explique probablement les réserves de Jean Grave et, au-delà, l'absence d'une tradition libertaire dans le souvenir de Bernard Lazare. D'autant que cette culture politique butait sur le sionisme de Lazare, sionisme atypique et opposé à celui de Théodore Herzl, car profondément anti-étatiste, fédéraliste et libertaire. A cet égard, une des pistes de recherche les plus intéressantes serait de replacer la vie et l'œuvre de Bernard Lazare dans l'émergence et l'affirmation, au plan international, d'un mouvement ouvrier juif de sensibilité libertaire, que les noms de Gustav Landauer et Rudolf Rocker pourraient assez bien symboliser.
Au terme de ce rapide examen, le lecteur aura compris qu'il ne s'agit en aucune manière de faire de Bernard Lazare la figure emblématique d'on ne sait quel culte ! Mais il n'est pas indifférent de voir comment un homme, surtout s'il a été rejeté et tenu à l'écart par ses contemporains, s'est confronté avec son temps, a tenté d'y voir clair, à l'encontre de tous les dogmes, fussent-ils anarchistes, pour comprendre les enjeux nouveaux de son époque et lutter contre ses injustices majeures. A un moment où certains ne craignent pas d'annoncer qu'il pourrait être, à nouveau, minuit dans le siècle, il n'est pas inutile de revenir à cette œuvre méconnue, et en très grande partie à découvrir. D'une manière souvent prophétique, Bernard Lazare fut un des premiers à saisir l'importance et la nouveauté de l'antisémitisme moderne. Ainsi, dans ses articles contre Drumont il établissait, plusieurs décennies avant le nazisme, que la logique ultime du discours antisémite était l'extermination de masse.
Il fut donc de tous les combats pour la dignité des hommes humiliés et opprimés par le colonialisme, l'étatisme ou le racisme : arméniens, canaques, cubains, juifs (Dreyfus, les juifs algériens, roumains, russes), tonkinois, etc. Bien avant les échecs multiples des différentes variétés de socialisme, il avait brillamment dénoncé l'impuissance du socialisme parlementaire et les dangers du socialisme étatiste, pour militer en faveur du communisme libertaire de Kropotkine, basé sur l'autonomie individuelle, la commune libre et le fédéralisme. A propos de l'œuvre de Marx, il avait reconnu son importance tout en refusant le dogmatisme marxiste ( les " braves gens qui s'endormiront dans le culte de Marx ou de Blanqui" ) et en signalant ses aspects les plus contestables, en particulier la conception de la " question juive ", aux origines d'une partie notable de l'antisémitisme de gauche. On n'en finirait pas d'énumérer les analyses de Bernard Lazare dont la pertinence perdure jusqu'à nous, et, vu la marche du monde, sûrement au-delà ...
Charles Jacquier
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